L’affaire Carlos Ghosn : le contrecoup

L’affaire Carlos Ghosn : le contrecoup

Par Joe Nocera, Bloomberg
Traduction : Jérôme Brisson

Une fois n’est pas coutume, nous vous proposons un article du site www.bloomberg.com que nous avons fait traduire, en raison de sa pertinence et de l’éclairage qu’il apporte à ce qu’il est désormais convenu d’appeler « l’affaire Carlos Ghosn ».

NEW YORK – Je vais y aller d'une prédiction : « l’affaire Carlos Ghosn » (NDLR : en français dans le texte) ne va pas bien se terminer pour les Japonais. Oui, c'est vrai : je suis convaincu que l'image de Ghosn, l'ancien président de Nissan Motor Co. arrêté le 19 novembre sur la base de soupçons d'avoir dissimulé une partie de ses revenus, en ressortira beaucoup moins ternie que celle des procureurs japonais qui ont ordonné son arrestation ou que celle du constructeur japonais qui s'est manifestement retourné contre lui.

Commençons par les procureurs. Dix-sept jours après son arrestation, Ghosn reste incarcéré dans une petite cellule. Les procureurs l'interrogent pendant des heures, l'exhortant à avouer ses crimes. De temps en temps, son avocat japonais a droit à une brève visite, tout comme les diplomates de France et du Liban, deux pays où Ghosn a la citoyenneté. Mais ses avocats américains n'ont aucun contact avec lui, pas plus que les membres de sa famille. Il a demandé de la nourriture supplémentaire et une couverture. On ignore si les autorités japonaises ont acquiescé à ces demandes.

Comme on l'a bien documenté depuis l’arrestation de Ghosn, son traitement ne serait pas inhabituel au Japon. Dans le système de justice pénale du pays, les procureurs peuvent détenir un suspect jusqu’à 23 jours avant de l’accuser, de le relâcher ou de le maintenir en détention sur la base d'une autre allégation. Ghosn en sera à son vingt-troisième jour de détention le 12 décembre, mais le quotidien japonais Sankei a annoncé lundi (NDLR : le 7 décembre) que les procureurs avaient l'intention de l'accuser d'un second crime afin de pouvoir recommencer à zéro. Ce qui signifie que Ghosn restera très probablement en prison jusqu’au début 2019 au moins.

Le but de cette approche sévère est de faire craquer un suspect, de le forcer à avouer. La pièce maîtresse dans la plupart des procès criminels au Japon n'est pas la présentation de preuves ou l'interrogatoire de témoins; ce sont les aveux de l’accusé. En conséquence, lorsque les procureurs japonais comparaissent devant un tribunal, ils gagnent leur cause 99 % du temps, un taux de réussite comparable à celui de la Russie et de la Chine.

Jusqu'à présent, Ghosn a catégoriquement maintenu son innocence, raison pour laquelle les procureurs n'ont pas relâché la pression en ce qui concerne le traitement de l'accusé. Il en va de même pour Greg Kelly, son conseiller de longue date qui a également été arrêté le 19 novembre, accusé d'avoir orchestré cette opération de dissimulation de revenus ainsi que d’autres crimes financiers présumés commis par Ghosn.

Normalement, quand un suspect japonais avoue, même si cet aveu est obtenu sous la contrainte, personne ne s'en soucie outre mesure, à part la famille du suspect. Mais ici, le cas est très différent. Supposons que les procureurs ne réussissent pas à faire craquer Ghosn, âgé de 64 ans, et qu'il continue d'affirmer son innocence. Le retiendront-ils pendant une troisième période de 23 jours? Une quatrième? À un moment donné, les pressions venant de l'extérieur deviendront vite intenables, en particulier celles de la France, où Ghosn est toujours le PDG de Renault. Le gouvernement japonais ne pourra pas le retenir éternellement.

Ou supposons qu’il avoue - comme beaucoup de gens le font dans des circonstances aussi terribles - puis, une fois libéré, qu'il informe le monde que ses aveux ont été forcés. Les procureurs vont-ils l'arrêter de nouveau comme ils pourraient le faire avec un citoyen japonais? Encore une fois, j'en doute. L'attention du reste de la communauté internationale à cet égard se ferait trop intense.

Le plus important est de s'imaginer un instant la scène lorsque Ghosn sortira enfin. Il aura l’air hagard, maigre, complètement épuisé, ressemblant davantage à un prisonnier de guerre qu'a un capitaine d’industrie. Il pourrait avoir besoin de passer du temps à l'hôpital pour se rétablir. Une fois que son visage apparaîtra aux nouvelles télévisées, une fois que les gens verront son état, il y aura un tollé.

Les gens qui ne connaissent rien au système judiciaire japonais vont commencer à demander à voix haute comment l’épreuve de Ghosn peut éventuellement être justifiée. Ils demanderont pourquoi les dirigeants japonais qui ont été impliqués dans des scandales bien plus importants - ceux qui ont trafiqué les livres à Olympus Corp., par exemple, ou les responsables du scandale des sacs gonflables défectueux de Takata Corp. - n’ont pas été traités aussi durement que Ghosn. Enfin, ils vont demander si tout cela était une ruse, conçue pour éloigner Ghosn afin que les dirigeants japonais de Nissan puissent reprendre le contrôle de la société.

Parce qu’il y a de fortes chances que ce soit vraiment ce qui s’est passé ici. Selon les médias japonais, un lanceur d’alerte de Nissan a informé les procureurs des crimes présumés de Ghosn. Si tel était le cas, le moment était on ne peut plus commode. Comme Bloomberg l’annonçait plus tôt cette année, Ghosn insistait pour que Renault et Nissan - qui faisaient partie d’une alliance dirigée par Ghosn depuis 1999 - fusionnent en une seule et même société. La plupart des dirigeants de Nissan, à commencer par le directeur général Hiroto Saikawa, se sont vivement opposés à la fusion.

Deux décennies plus tôt, Ghosn avait créé l'Alliance pour aider Nissan à éviter la faillite. Il a demandé à Renault d'investir 5 milliards de dollars dans la société japonaise en échange d'un tiers du capital. (Renault détient actuellement 43 % du capital de Nissan, tandis que ce dernier détient 15 % du capital de Renault.) Maintenant que Nissan est un joueur plus important et plus rentable que Renault, les dirigeants japonais se hérissent avec virulence contre l’Alliance. Et ils sont profondément mécontents d'avoir à prendre des ordres de Ghosn, qui peut se faire despotique à ses heures.

Ma théorie - et je ne suis pas le seul à y souscrire - est que les dirigeants de Nissan, incapables de renvoyer leur président, l’ont fait arrêter, avec Kelly, le seul autre Occidental membre du conseil d’administration de Nissan. Saikawa, qui avait été le protégé de Ghosn, s'est empressé de jeter son ancien mentor dans la fosse aux lions. Lors d’une conférence de presse tenue quelques heures après l’arrestation, Saikawa s’est dit « indigné » face aux supposés crimes de Ghosn et a ajouté que le règne de Ghosn en tant que président avait eu un « impact négatif » sur les opérations de la société. Saikawa est maintenant le favori pour devenir le nouveau président de Nissan. Imaginez la scène. (Nissan a refusé de commenter les suggestions selon lesquelles les allégations contre Ghosn étaient destinées à le chasser de l'entreprise.)

Il est possible, bien sûr, que Ghosn et Kelly se soient rendus coupables des faits qui leur sont reprochés dans les médias. Au Japon, la rémunération versée à Ghosn (16,9 millions de dollars en 2017, dont 6,5 millions provenant de Nissan) a été jugée exorbitante; peut-être avait-il vraiment ressenti le besoin de cacher une partie de celle-ci. Mais cela n’a aucun sens. Comment un président de société peut-il dissimuler une partie de sa rémunération au conseil d’administration qui doit l'entériner par un vote, ainsi qu'au service des finances qui doit lui allouer les fonds?

Et quel serait le but? L’explication de Kelly selon laquelle Ghosn et lui mettaient au point un régime de rémunération différée qu’ils prévoyaient présenter au conseil m’apparaît bien plus probable.

Une dernière réflexion : Saikawa pourrait penser que cette « dénonciation » provenant de sa société aura contribué à le débarrasser - lui et Nissan - de Ghosn, mais ce n’est pas tout à fait vrai. Avec le soutien du gouvernement français, Renault a refusé de le limoger, et Ghosn reste le dirigeant principal de la société. Et l’alliance de Nissan avec Renault demeure en vigueur.

Alors, considérons un dernier scénario. Ghosn est finalement libéré par les procureurs et retourne en France. Il reprend la direction de Renault et convoque les membres de l'Alliance à une réunion immédiate. En France. Je me demande si Saikawa osera s'y pointer.

Source : https://www.bloomberg.com/opinion/articles/2018-12-06/carlos-ghosn-s-arrest-and-the-backlash-to-japan-nissan